Loi ASAP : ANTICOR et TI France dénoncent l’intention du Gouvernement de réduire dangereusement l’encadrement des marchés publics et le droit d’accès aux documents administratifs.
Les députés vont débattre cette semaine du projet de loi ASAP (Accélération et de Simplification de l’Action Publique), dans lequel le gouvernement a introduit des limitations préoccupantes (amendements du gouvernement n°627, n°651, n°652 adoptés en commission spéciale la semaine dernière) dans deux domaines où la transparence est pourtant essentielle pour prévenir les risques de corruption : la commande publique et l’accès aux documents administratifs. Transparency International France et Anticor appellent les députés à rejeter ces nouvelles dispositions. La crise sanitaire et économique ne doit pas être le prétexte à une remise en cause de la transparence.
Des dérogations inquiétantes aux règles des marchés publics
S’il n’est pas modifié avant son adoption, le projet de loi introduira ainsi un « motif d’intérêt général » permettant de justifier la conclusion d’un marché public sans aucun appel d’offre préalable, quel que soit son montant. Un élu local ou un agent public pourrait ainsi conclure un contrat de plusieurs millions d’euros avec l’entreprise de son choix sans mise en concurrence préalable, s’il estime que le délai nécessaire à cette procédure serait « manifestement contraire à un motif d’intérêt général ». Le Code de la commande publique inclut pourtant déjà une palette de situations justifiant de passer outre cette procédure essentielle pour éviter le risque de favoritisme et le potentiel surcoût pour la communauté (urgence impérieuse, première procédure infructueuse, etc.). L’ajout de cette référence – très large – à « l’intérêt général », qui devra être précisée par décret en Conseil d’Etat, pourrait faciliter la signature de contrats opaques avec une dimension clientéliste ou même d’enrichissement personnel et pourrait exposer également des acheteurs publics de bonne foi à une condamnation pour favoritisme en cas de lecture restrictive de la notion d’intérêt général par un juge.
Deuxièmement, un autre article du projet de loi prévoit d’introduire un régime dérogatoire complet au régime de la commande publique ordinaire, pour des motifs de circonstance exceptionnelles (guerre, pandémie, catastrophe naturelle crise économique majeure…). Les conséquences juridiques d’un tel régime dérogatoire sont impossibles à évaluer compte tenu du délai restreint d’examen du projet de loi, et il nous semble donc nécessaire de ne pas adopter à la va-vite une modification d’une telle ampleur sans bien en mesurer au préalable les conséquences potentielles.
Nouvelle source d’insécurité juridique pour les lanceurs d’alertes
Enfin, le droit à l’information sera restreint concernant « les risques majeurs auxquels elle est soumise dans certaines zones du territoire et sur les mesures de sauvegarde qui la concernent » (Articles 25 Bis A et 25 bis D). L’article vise plus particulièrement les aménagements réalisés par le Ministère de la Défense. Parmi les restrictions à ce droit introduites par le projet de loi ASAP certaines risquent de créer une insécurité juridique évidente pour les lanceurs d’alerte. Il s’agit notamment des éléments dont la divulgation serait « de nature à faciliter des actes susceptibles de porter atteinte à la santé, la sécurité et la salubrité publique ». Cette mention risque de justifier de nombreux refus d’accès à des documents par l’administration, et elle pourrait mettre en danger la protection des lanceurs d’alerte qui choisissent de divulguer des informations sur des menaces à l’intérêt général.
Utilisation de la crise sanitaire pour remettre en cause la transparence
Qu’il s’agisse de l’encadrement des marchés publics ou du droit à l’information, ce projet de loi illustre malheureusement une tentation que Transparency International France soulignait dès le mois d’Avril 2020 : utiliser la crise sanitaire et économique comme prétexte pour remettre en cause des dispositions essentielles à la transparence. Nous réitérons aujourd’hui cette position : « les exceptions ne sont légitimes que si elles restent strictement proportionnées à l’état d’urgence sanitaire, limitées dans le temps et qu’elles permettent un gain réel d’efficacité sans remettre en cause l’état de droit ».
Pour Marc-André Feffer, président de Transparency International France, « toutes ces nouvelles dérogations à l’encadrement des marchés publics et à la communication des documents administratifs dépassent le cadre de dispositions temporaires d’urgence liées à la crise sanitaire et visent à modifier durablement l’état de notre droit. On peut craindre qu’elles s’inscrivent dans une « stratégie des petits pas » qui s’est déjà manifestée par des décrets adoptés récemment pour hausser le seuil de recours aux appels d’offre et d’autres projets de décrets à venir. L’urgence actuelle n’est pas de renoncer à ces règles de transparence et de bonne administration mais bien de s’assurer que l’argent public sera dépensé à bon escient sous peine de réduire l’efficacité du plan de relance à venir et de s’exposer à de futurs scandales. »
Elise Van Beneden, présidente d’Anticor, complète : « le montant de la commande publique en France est compris entre 120 et 150 milliards d’euros par an. Les marchés publics ont toujours constitué un terrain favorable à la corruption et aux collusions entre entreprises du fait notamment de la décentralisation du pouvoir décisionnel. C’est l’une des activités des administrations les plus exposées au gaspillage, à la fraude et à la corruption en raison de leur complexité, de l’ampleur des flux financiers qu’ils génèrent et de l’interaction étroite entre le secteur public et le secteur privé. ». L’association ANTICOR rappelle que le coût pour les finances de la France des irrégularités dans l’attribution des marchés publics a été évalué à environ 5 milliards d’euros chaque année. En réalité, l’intérêt général ne saurait justifier une déréglementation des marchés publics puisqu’il commande au contraire une mise en concurrence systématique.
Aujourd’hui, les marchés ne font que rarement l’objet de contrôle. Cette mission est normalement confiée aux Préfets qui exercent le contrôle de légalité, dans les faits quasi inexistant et qualifié dans un rapport sénatorial de février 2012 de « passoire à géométrie variable ».
Si ces dispositions sont adoptées en l’état, c’est l’opacité qui régnera, aux dépens des finances publiques et aux dépens des PME, qui risquent de ne plus réussir à remporter les marchés. Transparency International France et Anticor appellent donc les députés à voter en faveur des amendements qui suppriment ces dispositions dangereuses introduites par le Gouvernement.
Mise à jour : Parmi ces mesures, une modification du code de la commande publique, de façon à exclure de son champ d’application, «comme le permet le droit de l’Union européenne», les marchés de services ayant pour objet la représentation légale d’un client par un avocat et les prestations de conseil juridique s’y attachant. L’article 46 du projet de loi « ASAP » a ainsi pour objet d’assurer une «transposition stricte» des articles 10 de la directive 2014/24/UE et 21 de la directive 2014/25/UE du 26 février 2014. Et donc d’exclure du champ du droit des marchés publics, les marchés de services ayant pour objet la représentation légale d’un client par un avocat et les prestations de conseil juridique s’y attachant.